Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/194

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théorie, a besoin d’une base fixe ; et voici justement que le crédit a tout mis en branle, il ne s’adosse, ajoutait-elle, qu’à des hypothèques ; et il fait courir ces hypothèques. Il cherche des garanties ; et comme en dépit de la théorie qui ne veut voir de garanties que dans les réalités, le gage du crédit est toujours l’homme, puisque c’est l’homme qui fait valoir le gage, et que sans l’homme le gage serait absolument inefficace et nul, il arrive que l’homme ne tenant plus aux réalités, avec la garantie de l’homme le gage disparaît, et le crédit reste ce qu’il s’était vainement flatté de n’être pas, une fiction.

Le crédit, en un mot, à force de dégager le capital, a fini par dégager l’homme lui-même de la société et de la nature. Dans cet idéalisme universel, l’homme ne tient plus au sol ; il est suspendu en l’air par une puissance invisible. La terre est couverte d’habitants, les uns nageant dans l’opulence, les autres hideux de misère, et elle n’est possédée de personne. Elle n’a plus que des maîtres qui la dédaignent, et des serfs qui la haïssent : car ils ne la cultivent pas pour eux, mais pour un porteur de coupons que nul ne connaît, qu’ils ne verront jamais, qui peut-être passera sur cette terre sans la regarder, sans se douter qu’elle est à lui. Le détenteur de la terre, c’est-à-dire le possesseur d’inscriptions de rente, ressemble au marchand de bric à brac : il a dans son portefeuille des métairies, des pâturages, de riches moissons, d’excellents vignobles ; que lui importe ! Il est prêt à tout céder moyennant dix centimes de hausse : le soir il se défera de ses biens, comme le matin il les avait reçus, sans amour et sans regret.

Ainsi, par la fiction de la productivité du capital, le crédit est arrivé à la fiction de la richesse ; la terre n’est plus l’atelier du genre humain, c’est une banque ; et s’il était possible que cette banque ne fît pas sans cesse de nouvelles victimes, forcées de redemander au travail le revenu qu’elles ont perdu au jeu, et par là de soutenir la réalité des capitaux ; s’il était possible que la banqueroute ne vînt pas interrompre de temps en temps cette infernale orgie, la valeur du gage baissant toujours pendant que la fiction multiplierait son papier, la richesse réelle deviendrait nulle, et la richesse inscrite croîtrait à l’infini.

Mais la société ne peut rétrograder : il faut donc sauver le monopole sous peine de périr, sauver l’individualité humaine prête à s’abîmer dans une jouissance idéale ; il faut,