Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/316

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familles ; le bonheur aurait été placé pour lui dans l’exercice de cette double fonction du travail et de l’amour ; c’est par là qu’il lui était réservé d’augmenter incessamment son énergie, de multiplier ses moyens, de développer sa fécondité industrielle et de donner l’essor à toutes ses sympathies : et quand arrive l’heure de réaliser ces promesses magnifiques, la Providence, qui jamais ne mentit, se changerait tout à coup en une déception hideuse ! Pour goûter le bonheur, l’humanité, comme Saturne, devrait dévorer ses enfants ! L’amour irait trop vite, le travail trop lentement ! L’organisme social serait si faussement réglé, si mal conçu, que l’homme ne pourrait se soutenir que par la déperdition continuelle de sa chair et de son sang ! Il lui faudrait périr pour vivre, à moins qu’il ne préférât s’abstenir de se reproduire, ce qui est toujours perdition et misère ! La Mort serait le grand prévôt de l’économie politique, chargé de rétablir l’équilibre entre la population et les subsistances, et de soumettre les œuvres de l’amour à la mesure des œuvres du travail, le nombre des créatures raisonnables à la proportionnalité des valeurs ? Qui donc empêchait la nature, qui empêchait la Providence, en augmentant à notre intention la fécondité de la terre, de limiter en même temps la fécondité de notre espèce, et, par un enraiement fait à temps utile de notre faculté génitale, d’arrêter cette affreuse extermination ?…

Mais, vous réplique le matérialiste utilitaire, cette loi de mort qui saisit l’homme et la brute, et qui vous révolte, qu’est-elle autre chose que la grande évolution de la nature figurée par la trinité hindoue, Brahma, Siva, Vichnou, le Créateur, le Destructeur, le Réparateur ; évolution reconnue authentiquement par la science, et qui, émanant directement du dualisme éternel et irréductible, n’a plus de synthèse à espérer ? Votre espoir est donc sans fondement, l’antinomie reste ici sans solution. La création est un vaste champ de bataille où la vie est jetée en pâture à la vie, et renaît à perpétuité de la mort. Le règne végétal, planté sur le règne inorganique qu’il absorbe et s’assimile sans relâche, fournit à son tour à la subsistance du règne animal, dont les innombrables espèces auraient bientôt dénudé la terre, si elles n’étaient incessamment détruites les unes par les autres, et par l’homme. L’homme, à son tour, n’ayant rien au-dessus de lui, ni ange, ni démon, qui le mange, l’homme se dévore lui-même. L’anthropophagie est la sanction de la loi naturelle ;