Page:Proudhon - Systeme des contradictions economiques Tome 2, Garnier, 1850.djvu/88

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la vie. Tout à coup nous entendîmes une voix sombre, comme celle d’un homme qui remémore ses pensées :

La division du travail a produit la dégradation du travailleur : c’est pourquoi j’ai résumé le travail dans la machine et l’atelier.

La machine n’a produit que des esclaves, et l’atelier des salariés : c’est pourquoi j’ai suscité la concurrence.

La concurrence a engendré le monopole : c’est pourquoi j’ai constitué l’état, et imposé au capital une retenue.

L’état est devenu pour le prolétaire une servitude nouvelle, et j’ai dit ; Que d’une nation à l’autre les travailleurs se tendent la main.

Et voici que de toutes parts ce sont les exploiteurs qui se coalisent contre les exploités : la terre ne sera bientôt qu’une caserne d’esclaves. Je veux que le travail soit commandité par le capital, et que chaque travailleur puisse devenir entrepreneur et privilégié !…

À ces mots, nous nous arrêtâmes, songeant en nous-mêmes ce que pouvait signifier cette nouvelle contradiction. Le son grave de la voix résonnait dans nos poitrines, et cependant nos oreilles l’entendaient comme si un être invisible l’eût proféré du milieu de nous. Nos yeux brillaient comme ceux des fauves, projetant dans la nuit un trait flamboyant : tous nos sens étaient animés d’une ardeur, d’une finesse inconnue. Un frisson léger, qui ne venait ni de surprise ni de peur, courut sur nos membres : il nous sembla qu’un fluide nous enveloppait ; que le principe de vie, rayonnant de chacun vers les autres, tenait enchaînées dans un commun lien nos existences, et que nos âmes formaient entre elles, sans se confondre, une grande âme, harmonieuse et sympathique. Une raison supérieure, comme un éclair d’en-haut, illuminait nos intelligences. A la conscience de nos pensées se joignait en nous la pénétration des pensées des autres ; et de ce commerce intime naissait dans nos cœurs le sentiment délicieux d’une volonté unanime, et pourtant variée dans son expression et dans ses motifs. Nous nous sentions plus unis, plus inséparables, et cependant plus libres. Nulle pensée ne s’éveillait en nous qui ne fût pure, nul sentiment qui ne fût loyal et généreux. Dans cette extase d’un instant, dans cette communion absolue qui, sans effacer les caractères, les élevait par l’amour jusqu’à l’idéal, nous sentîmes ce que peut, ce que doit être la société ; et le mystère de la vie immortelle nous fut révélé. Tout le jour, sans avoir besoin de