Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/110

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qu’elle autorisait entre de vieux amis que le hasard mettait en présence dans le même hôtel la fiction d’un incognito réciproque, au nom que lui cita le directeur, elle se contenta de détourner les yeux et eut l’air de ne pas voir Mme  de Villeparisis qui, comprenant que ma grand’mère ne tenait pas à faire de reconnaissances, regarda à son tour dans le vague. Elle s’éloigna, et je restai dans mon isolement comme un naufragé de qui a paru s’approcher un vaisseau, lequel a disparu ensuite sans s’être arrêté.

Elle prenait aussi ses repas dans la salle à manger, mais à l’autre bout. Elle ne connaissait aucune des personnes qui habitaient l’hôtel ou y venaient en visite, pas même M. de Cambremer ; en effet, je vis qu’il ne la saluait pas, un jour où il avait accepté avec sa femme une invitation à déjeuner du bâtonnier, lequel, ivre de l’honneur d’avoir le gentilhomme à sa table, évitait ses amis des autres jours et se contentait de leur adresser de loin un clignement d’œil pour faire à cet événement historique une allusion toutefois assez discrète pour qu’elle ne pût pas être interprétée comme une invite à s’approcher.

— Eh bien, j’espère que vous vous mettez bien, que vous êtes un homme chic, lui dit le soir la femme du premier président.

— Chic ? pourquoi ? demanda le bâtonnier, dissimulant sa joie sous un étonnement exagéré ; à cause de mes invités ? dit-il en sentant qu’il était incapable de feindre plus longtemps ; mais qu’est-ce que ça a de chic d’avoir des amis à déjeuner ? Faut bien qu’ils déjeunent quelque part !

— Mais si, c’est chic ! C’était bien les de Cambremer, n’est-ce pas ? Je les ai bien reconnus. C’est une marquise. Et authentique. Pas par les femmes.

— Oh ! c’est une femme bien simple, elle est charmante, on ne fait pas moins de façons. Je pensais que vous alliez venir, je vous faisais des signes… je vous