Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 4.djvu/44

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nous nous en rendions compte, notre attente qui continue est déterminée, nous l’avons vu, non plus par le souvenir du passé que nous avons subi, mais par l’espérance d’un avenir imaginaire. Dès lors, elle est presque agréable. Puis la première, en durant un peu, nous a habitués à vivre dans l’expectative. La souffrance que nous avons éprouvée durant nos derniers rendez-vous survit encore en nous, mais déjà ensommeillée. Nous ne sommes pas trop pressés de la renouveler, d’autant plus que nous ne voyons pas bien ce que nous demanderions maintenant. La possession d’un peu plus de la femme que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que nous ne possédons pas, et qui resterait, malgré tout, nos besoins naissant de nos satisfactions, quelque chose d’irréductible.

Enfin une dernière raison s’ajouta plus tard à celle-ci pour me faire cesser complètement mes visites à Mme  Swann. Cette raison, plus tardive, n’était pas que j’eusse encore oublié Gilberte, mais de tâcher de l’oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma grande souffrance était finie, mes visites chez Mme  Swann étaient redevenues, pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la distraction qui m’avaient été si précieux au début. Mais la raison de l’efficacité du premier faisait l’inconvénient de la seconde, à savoir qu’à ces visites le souvenir de Gilberte était intimement mêlé. La distraction ne m’eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la présence de Gilberte n’alimentait plus, des pensées, des intérêts, des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de conscience auxquels l’être qu’on aime reste étranger occupent alors une place qui, si petite qu’elle soit d’abord, est autant de retranché à l’amour qui occupait l’âme tout entière. Il faut chercher à nourrir, à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui n’est plus qu’un souvenir, de façon que