Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/197

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les gens qu’une profonde douleur accable témoignent fût-ce aux petits ennuis des autres :

— Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.

— Je ne dormais pas, répondis-je en m’éveillant.

Je le disais de bonne foi. La grande modification qu’amène en nous le réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand luit cette brillante étoile, qui, à l’instant du réveil, éclaire derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire pendant quelques secondes que c’était non du sommeil, mais de la veille ; étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l’existence mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui qui s’éveille de se dire : « J’ai dormi. »

D’une voix si douce qu’elle semblait craindre de me faire mal, ma mère me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me caressant les mains :

— Mon pauvre petit, ce n’est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.

Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un autre être que ma grand’mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et c’est parce qu’elles fermaient mal plutôt que parce qu’elles s’ouvraient qu’elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant