Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/199

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venu pour moi, il ne me refuse rien, bien qu’il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets carrément au-dessus d’une princesse du sang. D’ailleurs devant la mort nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma grand’mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu’une conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.

Son conseil du reste ne m’étonnait pas. Je savais que, chez les Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de respect seulement) comme celui d’un « fournisseur » sans rival. Et la vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de comprendre pourquoi dès qu’il s’agit d’une duchesse on dit presque toujours : « la vieille duchesse de » ou tout au contraire, d’un air fin et Watteau, si elle est jeune, la « petite duchesse de »), préconisait presque mécaniquement, en clignant de l’œil, dans les cas graves « Dieulafoy, Dieulafoy », comme si on avait besoin d’un glacier « Poiré Blanche » ou pour des petits fours « Rebattet, Rebattet ». Mais j’ignorais que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.

À ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d’oxygène qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand’mère, entra elle-même dans l’antichambre où elle ne savait guère trouver M. de Guermantes. J’aurais voulu le cacher n’importe où. Mais persuadé que rien n’était plus essentiel, ne pouvait d’ailleurs la flatter davantage et n’était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me défendisse comme contre un viol par des : « Monsieur, monsieur, monsieur » répétés, il m’entraîna vers maman en me disant : « Voulez-vous me faire le grand honneur de me présenter à madame votre mère ? » en déraillant un peu sur le mot mère.