Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/226

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mais que je trouvais tout de même assez jolie : « Oui, me répondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmé. » De toute évidence, quand j’avais connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il est vraisemblable que, si les choses eussent suivi leur cours normal, elle ne l’eût jamais appris, et je n’y aurais vu pour ma part aucun inconvénient car nul n’est plus horripilant. À l’entendre on se sent le même mal de dents que si on a mis un trop gros morceau de glace dans sa bouche. Mais chez Albertine, jolie comme elle était, même « mousmé » ne pouvait m’être déplaisant. En revanche, il me parut révélateur sinon d’une initiation extérieure, au moins d’une évolution interne. Malheureusement il était l’heure où il eût fallu que je lui dise au revoir si je voulais qu’elle rentrât à temps pour son dîner et aussi que je me levasse assez tôt pour le mien. C’était Françoise qui le préparait, elle n’aimait pas qu’il attendît et devait déjà trouver contraire à un des articles de son code qu’Albertine, en l’absence de mes parents, m’eût fait une visite aussi prolongée et qui allait tout mettre en retard. Mais, devant « mousmé », ces raisons tombèrent et je me hâtai de dire :

— Imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout, vous pourriez me chatouiller pendant une heure que je ne le sentirais même pas.

— Vraiment !

— Je vous assure.

Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un désir, car comme quelqu’un qui vous offre une recommandation que vous n’osiez pas solliciter, mais dont vos paroles lui ont prouvé qu’elle pouvait vous être utile :

— Voulez-vous que j’essaye ? dit-elle avec l’humilité de la femme.

— Si vous voulez, mais alors ce serait plus commode que vous vous étendiez tout à fait sur mon lit.