Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/233

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et bien choisir mon moment. Seulement il ne faudrait pas que vous oubliiez alors que vous m’avez permis. Il me faut un « bon pour un baiser ».

— Faut-il que je le signe ?

— Mais si je le prenais tout de suite, en aurais-je un tout de même plus tard ?

— Vous m’amusez avec vos bons, je vous en referai de temps en temps.

— Dites-moi, encore un mot : vous savez, à Balbec, quand je ne vous connaissais pas encore, vous aviez souvent un regard dur, rusé ; vous ne pouvez pas me dire à quoi vous pensiez à ces moments-là ?

— Ah ! je n’ai aucun souvenir.

— Tenez, pour vous aider, un jour votre amie Gisèle a sauté à pieds joints par-dessus la chaise où était assis un vieux monsieur. Tâchez de vous rappeler ce que vous avez pensé à ce moment-là.

— Gisèle était celle que nous fréquentions le moins, elle était de la bande si vous voulez, mais pas tout à fait. J’ai dû penser qu’elle était bien mal élevée et commune.

— Ah ! c’est tout ?

J’aurais bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour moi sur la plage, avant que je la connusse, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant ; à sa place du moins, si je ne le connaissais pas, je pouvais insinuer tous les souvenirs de notre vie à Balbec, le bruit du flot déferlant sous ma fenêtre, les cris des enfants. Mais en laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées, je dus me dire : « Enfin, n’y ayant pas réussi à Balbec, je vais savoir le goût de la rose inconnue que sont les joues