Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/79

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« Non, décidément il est antidreyfusard, c’est couru, se dit Bloch. Mais s’il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de ses révélations et les évoquer comme s’il y trouvait du charme et les croyait sincères ? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation avec Gribelin ? »

— En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent.

Tout le monde éclata de rire. « Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc : « Eh bien, moi, je ne le trouve pas drôle ; ou plutôt cela m’est tout à fait égal qu’il soit drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l’esprit. » M. d’Argencourt protestait. « Il ne pense pas un mot de ce qu’il dit », murmura la duchesse. « C’est sans doute parce que j’ai fait partie des Chambres où j’ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J’ai appris à y apprécier surtout la logique. C’est sans doute à cela que je dois de n’avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont indifférentes. — Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit, vous savez bien que personne n’aime plus l’esprit que vous. — Laissez-moi finir. C’est justement parce que je suis insensible à un certain genre de facéties, que je prise souvent l’esprit de ma femme. Car il part généralement d’une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle formule comme un écrivain. »