Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/92

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servir à peu près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais lui attribuer tel pouvoir d’innovation qu’elle fît, avec des matériaux analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles étaient noires. C’est qu’elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empêchait pas de faire des visites, d’aller à de petits dîners, mais en deuil. C’était une grande dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences de cour, avec tout ce qu’elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme de Marsantes n’avait pas eu la force de regretter longtemps son père et sa mère, mais pour rien au monde elle n’eût porté de couleurs dans le mois qui suivait la mort d’un cousin. Elle fut plus qu’aimable avec moi parce que j’étais l’ami de Robert et parce que je n’étais pas du même monde que Robert. Cette bonté s’accompagnait d’une feinte timidité, de l’espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de la pensée qu’on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse, comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu’il ne faut pas prendre trop au pied de la lettre d’ailleurs, plusieurs de ces dames versant très vite dans le dévergondage des mœurs sans perdre jamais la correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur