Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/191

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grand-père de la jeune femme (celui qui avait cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur l’enveloppe : « M. de ***, meunier », à quoi le grand-père avait répondu : « Je suis d’autant plus désolé que vous n’ayez pas pu venir, mon cher ami, que j’aurais pu jouir de vous dans l’intimité, car nous étions dans l’intimité, nous étions en petit comité et il n’y aurait eu au repas que le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement odieuse pour moi, qui savais l’impossibilité morale que mon cher M. de Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait devoir hériter) en le qualifiant de « meunier » ; mais encore la stupidité éclatait dès les premiers mots, l’appellation de meunier étant trop évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la malveillance l’aggrave, que chacun trouva que c’était envoyé et que le grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c’était un homme remarquable, avait montré plus d’esprit que son petit-gendre. Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter celle que j’avais entendue au café : « Tout le monde se couchait », mais dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse l’arrêta et protesta : « Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas à ce point. » J’étais intimement persuadé que toutes les histoires relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que, chaque fois que je me trouverais en présence d’un des acteurs ou des témoins, j’entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l’amour-propre. En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en riant : « Du reste, j’ai eu