Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/235

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vieillards modestes de là-bas. « Vous verrez Oriane tout à l’heure, me dit le duc quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l’heure lui apporter les épreuves de son étude sur les monnaies de l’Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a préféré s’habiller d’abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu’au moment d’aller dîner. Nous sommes déjà encombrés d’affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où nous allons fourrer cette photographie. Mais j’ai une femme trop aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c’était gentil de demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces grands maîtres de l’Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car je vous disais Malte, c’est Rhodes, mais c’est le même Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s’intéresse à cela que parce que Swann s’en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette histoire ; même encore aujourd’hui, mon frère que vous connaissez est un des plus hauts dignitaires de l’Ordre de Malte. Mais j’aurais parlé de tout cela à Oriane, elle ne m’aurait seulement pas écouté. En revanche, il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c’est inouï la rage des gens d’une religion à étudier celle des autres) l’aient conduit à l’Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des Templiers, pour qu’aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan, rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme jusqu’ici Swann ne s’est pas occupé d’eux, Oriane ne veut rien savoir sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j’étais venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un