Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/254

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— Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui était major de tous les régiments de son pays, qu’on fiançait au roi de Suède…

— Oh ! Oriane, c’est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l’Europe.

— Ça m’empêche pas que si on disait dans la rue : « Tiens, voilà le roi de Suède », tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la Concorde, et si on dit : « Voilà M. de Guermantes », personne ne sait qui c’est.

— En voilà une raison !

— Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous pouvez y prétendre.

Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt avec ce qu’elle avait laissé comme carte. Alléguant qu’elle n’en avait pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu’elle avait reçue, et, gardant le contenu, avait corné l’enveloppe qui portait le nom : La comtesse Molé. Comme l’enveloppe était assez grande, selon le format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette « carte », écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la dimension d’une carte de visite ordinaire. « C’est ce qu’on appelle la simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous faire croire qu’elle n’avait pas de cartes et montrer son originalité. Mais nous connaissons tout ça, n’est-ce pas, mon petit Charles, nous sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre l’esprit d’une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle peut étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe