Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/49

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de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m’ôter lui-même mon pardessus.

— Mme de Guermantes va être tout ce qu’il y a de plus heureuse, me dit-il d’un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous disions l’un à l’autre : « Vous verrez qu’il ne viendra pas. » Je dois dire que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n’êtes pas un homme commode à avoir et j’étais persuadé que vous nous feriez faux bond.

Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu’on lui savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots « Mme de Guermantes » avec lesquels il avait l’air d’étendre sur la duchesse une aile protectrice pour qu’elle ne fasse qu’un avec lui. Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de me guider et de m’introduire dans les salons. Telle expression courante peu claire dans la bouche d’un paysan si elle montre la survivance d’une tradition locale, la trace d’un événement historique, peut-être ignorés de celui qui y fait allusion ; de même cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait me témoigner pendant toute la soirée, me charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du xviiie siècle. Les gens des temps passés nous semblent infiniment loin de nous. Nous n’osons pas leur supposer d’intentions profondes au delà de ce qu’ils expriment formellement ; nous sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à ceux que nous éprouvons chez un héros d’Homère ou une habile feinte tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa enfoncer son flanc pour envelopper