Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/108

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exactement passé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il n’avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai, me répondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on m’a dit tout à l’heure chez Mme  de Saint-Euverte, qu’il voudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu’il soit malade, mais d’abord j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça. Et puis enfin ce n’est tout de même pas une raison, parce que ce serait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’à dire : « Votez pour moi à l’Académie parce que ma femme va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie. » Il n’y aurait plus de salons si on était obligé de faire la connaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir : « Ma fille est très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de Parme. » J’adore Charles, et cela me ferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour cela que j’aime mieux éviter qu’il me le demande. J’espère de tout mon cœur qu’il n’est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment, si cela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connaissance de ces deux créatures qui m’ont privée du plus agréable de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisserait pour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pour le voir lui, puisqu’il serait mort ! »

Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti que lui avait infligé le colonel de Froberville.

— Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon cher ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C’est le prince de La Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.

— Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le prince de La Tour d’Auvergne, interrompit