Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/172

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moi, soit à me laisser courir chez elle. « Oui, je suis près de chez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous ; je n’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eu peur que vous ne m’attendiez. » Je sentais qu’elle mentait, et c’était maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de la déranger que de la voir que je voulais l’obliger à venir. Mais je tenais d’abord à refuser ce que je tâcherais d’obtenir dans quelques instants. Mais où était-elle ? À ses paroles se mêlaient d’autres sons : la trompe d’un cycliste, la voix d’une femme qui chantait, une fanfare lointaine retentissaient aussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer que c’était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moi en ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emporté toutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits que j’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave à son attention : détails de vérité, étrangers au sujet, inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révéler l’évidence du miracle ; traits sobres et charmants, descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi et cruels d’une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre, avaient empêché Albertine de venir chez moi. « Je commence par vous prévenir que ce n’est pas pour que vous veniez, car, à cette heure-ci, vous me gêneriez beaucoup…, lui dis-je, je tombe de sommeil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous dire qu’il n’y avait pas de malentendu possible dans ma lettre. Vous m’avez répondu que c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pas compris, qu’est-ce que vous entendiez par là ? — J’ai dit que c’était convenu, seulement je ne me souvenais plus trop de ce qui était convenu. Mais je vois que vous êtes fâché, cela m’ennuie. Je regrette d’être allée à Phèdre. Si j’avais su que cela ferait tant d’histoires… ajouta-t-elle, comme