Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/216

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chanté par la fille des maîtres de la maison ou par quelque amateur en villégiature, un invité annonçait (signe infaillible que la marquise allait venir à la matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche arrêtés devant l’horloger ou le droguiste. Alors Mme  de Cambremer (qui, en effet, n’allait pas tarder à entrer, suivie de sa belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez elle, et qu’elle avait demandé la permission, accordée avec quelle joie, d’amener) reprenait tout son lustre aux yeux des maîtres de maison, pour lesquels la récompense de sa venue espérée avait peut-être été la cause déterminante et inavouée de la décision qu’ils avaient prise il y a un mois : s’infliger les tracas et faire les frais de donner une matinée. Voyant la marquise présente à leur goûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se rendre à ceux de voisins peu qualifiés, mais l’ancienneté de sa famille, le luxe de son château, l’impolitesse de sa belle-fille née Legrandin qui, par son arrogance, relevait la bonhomie un peu fade de la belle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain du Gaulois, l’entrefilet qu’ils cuisineraient eux-mêmes en famille, toutes portes fermées à clef, sur « le petit coin de Bretagne où l’on s’amuse ferme, la matinée ultra-select où l’on ne s’est séparé qu’après avoir fait promettre aux maîtres de maison de bientôt recommencer ». Chaque jour ils attendaient le journal, anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y figurer, et craignant de n’avoir eu Mme  de Cambremer que pour leurs seuls invités et non pour la multitude des lecteurs. Enfin le jour béni arrivait : « La saison est exceptionnellement brillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concerts d’après-midi, etc… » Dieu merci, le nom de Mme  de Cambremer avait été bien orthographié et « cité au hasard », mais en tête. Il ne restait plus qu’à paraître ennuyé de cette indiscrétion des journaux qui