Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pétit… Ma mère devait arriver le lendemain. Il me semblait que j’étais moins indigne de vivre auprès d’elle, que je la comprendrais mieux, maintenant que toute une vie étrangère et dégradante avait fait place à la remontée des souvenirs déchirants qui ceignaient et ennoblissaient mon âme, comme la sienne, de leur couronne d’épines. Je le croyais ; en réalité il y a bien loin des chagrins véritables comme était celui de maman — qui vous ôtent littéralement la vie pour bien longtemps, quelquefois pour toujours, dès qu’on a perdu l’être qu’on aime — à ces autres chagrins, passagers malgré tout, comme devait être le mien, qui s’en vont vite comme ils sont venus tard, qu’on ne connaît que longtemps après l’événement parce qu’on a eu besoin pour les ressentir de les comprendre ; chagrins comme tant de gens en éprouvent, et dont celui qui était actuellement ma torture ne se différenciait que par cette modalité du souvenir involontaire.

Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère, je devais le connaître un jour, on le verra dans la suite de ce récit, mais ce n’était pas maintenant, ni ainsi que je me le figurais. Néanmoins, comme un récitant qui devrait connaître son rôle et être à sa place depuis bien longtemps mais qui est arrivé seulement à la dernière seconde et, n’ayant lu qu’une fois ce qu’il a à dire, sait dissimuler assez habilement, quand vient le moment où il doit donner la réplique, pour que personne ne puisse s’apercevoir de son retard, mon chagrin tout nouveau me permit, quand ma mère arriva, de lui parler comme s’il avait toujours été le même. Elle crut seulement que la vue de ces lieux où j’avais été avec ma grand’mère (et ce n’était d’ailleurs pas cela) l’avait réveillé. Pour la première fois alors, et parce que j’avais une douleur qui n’était rien à côté de la sienne, mais