Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/286

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doublement élargi l’horizon. À moins qu’elles ne viennent vous chercher puisque je vois qu’elles vous font partir ; elles sont pour vous la cloche du dîner. » Le premier président, peu sensible aux cloches, regardait furtivement la digue qu’il se désolait de voir ce soir aussi dépeuplée. « Vous êtes un vrai poète, me dit Mme  de Cambremer. On vous sent si vibrant, si artiste ; venez, je vous jouerai du Chopin », ajouta-t-elle en levant les bras d’un air extasié et en prononçant les mots d’une voix rauque qui avait l’air de déplacer des galets. Puis vint la déglutition de la salive, et la vieille dame essuya instinctivement la légère brosse, dite à l’américaine, de sa moustache avec son mouchoir. Le premier président me rendit sans le vouloir un très grand service en empoignant la marquise par le bras pour la conduire à sa voiture, une certaine dose de vulgarité, de hardiesse et de goût pour l’ostentation dictant une conduite que d’autres hésiteraient à assurer, et qui est loin de déplaire dans le monde. Il en avait d’ailleurs, depuis tant d’années, bien plus l’habitude que moi. Tout en le bénissant je n’osai l’imiter et marchai à côté de Mme  de Cambremer-Legrandin, laquelle voulut voir le livre que je tenais à la main. Le nom de Mme  de Sévigné lui fit faire la moue ; et, usant d’un mot qu’elle avait lu dans certains journaux, mais qui, parlé et mis au féminin, et appliqué à un écrivain du xviie siècle, faisait un effet bizarre, elle me demanda : « La trouvez-vous vraiment talentueuse ? » La marquise donna au valet de pied l’adresse d’un pâtissier où elle avait à s’en aller avant de repartir sur la route, rose de la poussière du soir, où bleuissaient en forme de croupes les falaises échelonnées. Elle demanda à son vieux cocher si un de ses chevaux, qui était frileux, avait eu assez chaud, si le sabot de l’autre ne lui faisait pas mal. « Je vous écrirai pour ce que nous devons convenir, me dit-elle à mi-voix. J’ai vu que