Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/311

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Le jeune commis avait eu beau être « loin du monde élevé », dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas suivi le conseil de Joad :

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.

Il s’était peut-être fait une raison en disant : « Les pécheurs couvrent la terre. » Quoi qu’il en fût, et bien que M. Nissim Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès le premier jour,

Et soit frayeur encor ou pour le caresser,
De ses bras innocents il se sentit presser.

Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant le commis, « l’abord contagieux altérait son innocence ». Dès lors la vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter le pain et le sel, comme son chef de rang le lui commandait, tout son visage chantait :

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs
Promenons nos désirs.
De nos ans passagers le nombre est incertain
Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie !
…L’honneur et les emplois
Sont le prix d’une aveugle et basse obéissance.
Pour la triste innocence
Qui voudrait élever la voix !

Depuis ce jour-là, M. Nissim Bernard n’avait jamais manqué de venir occuper sa place au déjeuner (comme l’eût fait à l’orchestre quelqu’un qui entretient une figurante, une figurante celle-là d’un genre fortement caractérisé, et qui attend encore son Degas). C’était le plaisir de M. Nissim Bernard de suivre dans la salle à manger, et jusque dans les perspectives lointaines où, sous son palmier, trônait la caissière, les évolutions de l’adolescent empressé