Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 9.djvu/74

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en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme  de Gallardon avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister une fois au plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court à tout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu’à faire une retentissante profession d’indifférence à l’égard des jeunes gens ; peut-être n’avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être, désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il se donner les avantages d’une agression préalable, comme les souverains qui, avant d’engager une action diplomatique, l’appuient d’une action militaire.

Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il prétendait s’être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir » d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ils aimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin qui aurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevait qu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux, et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une