Page:Proust - Albertine disparue.djvu/102

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des causeries plus étendues ? C’est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu’importe qu’elles soient plus ou moins imparfaites, si s’y mêle seulement l’amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’une pénétration.

Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du désespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus être que malheureuse, il faut encore y tenir. J’étais désespéré à Balbec quand j’avais vu se lever le jour et que j’avais compris que plus un seul ne pourrait être heureux pour moi. J’étais resté aussi égoïste depuis lors, mais le « moi » auquel j’étais attaché maintenant, le « moi » qui constituait ces vives réserves qui mettait en jeu l’instinct de conservation, ce « moi » n’était plus dans la vie ; quand je pensais à mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j’avais de meilleur, je pensais à certain trésor que j’avais possédé (que j’avais été seul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le sentiment, caché en moi, qu’il m’avait inspiré) et que personne ne pouvait plus m’enlever puisque je ne le possédais plus.

Et, à vrai dire, je ne l’avais jamais possédé que parce que j’avais voulu me figurer que je le possédais. Je n’avais pas commis seulement l’imprudence, en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur, de la