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CHAPITRE II

Mademoiselle de Forcheville


Ce n’était pas que je n’aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps. Non, c’était à la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de souffrance. Et, en effet, je sentais bien maintenant qu’avant de l’oublier tout à fait, avant d’atteindre à l’indifférence initiale, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d’où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j’avais passé avant d’arriver à mon grand amour. Mais ces fragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l’ignorance heureuse de l’espérance qui s’élançait alors vers un temps devenu aujourd’hui le passé, mais qu’une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l’avenir. Je lisais une lettre