Page:Proust - Albertine disparue.djvu/196

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entrepris une longue tournée de châteaux et s’être assuré que sa famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés, mais céda devant l’intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses d’un parent besogneux qui allait passer d’une quasi-misère à l’opulence.) Peu après, un oncle de Swann, sur la tête duquel la disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c’était le moment où des suites de l’affaire Dreyfus était né un mouvement antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du monde par les Israélites. Les politiciens n’avaient pas eu tort en pensant que la découverte de l’erreur judiciaire porterait un coup à l’antisémitisme. Mais, provisoirement au moins, un antisémitisme mondain s’en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville, qui, comme le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld, considérait qu’en épousant la veuve d’un juif il avait accompli le même acte de charité qu’un millionnaire qui ramasse une prostituée dans la rue et la tire de la misère et de la fange ; il était prêt à étendre sa bonté jusqu’à la personne de Gilberte dont tant de millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le mariage. Il déclara qu’il l’adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à l’étonnement — qu’elle avait d’ailleurs le goût et l’habitude de provoquer — de sa société, s’était, quand Swann s’était marié, refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait été en apparence d’autant plus cruel que ce qu’avait pendant longtemps représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c’était la présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu’on se fait ne se réalisent jamais