Page:Proust - Albertine disparue.djvu/205

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devant elles avec l’émerveillement naïf d’un citadin qui fait à la campagne la découverte d’un brin d’herbe, ou, au contraire, grossissant comme avec un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte ce furent d’abord ses agréments sur lesquels s’exerça la perspicacité oisive de M. et de Mme de Guermantes : « Avez-vous remarqué la manière dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son mari, c’était bien du Swann, je croyais l’entendre. — J’allais faire la même remarque que vous, Oriane. — Elle est spirituelle, c’est tout à fait le tour de son père. — Je trouve qu’elle lui est même très supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de bains de mer, elle a un brio que Swann n’avait pas. — Oh ! il était pourtant bien spirituel. — Mais je ne dis pas qu’il n’était pas spirituel. Je dis qu’il n’avait pas de brio », dit M. de Guermantes d’un ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n’avait personne d’autre à qui témoigner son agacement, c’est à la duchesse qu’il le manifestait. Mais incapable d’en bien comprendre les causes, il préférait prendre un air incompris.

Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un « votre pauvre père » qui ne put, d’ailleurs, servir, Forcheville ayant précisément vers cette époque adopté la jeune fille. Elle disait : « mon père » à Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s’était admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et savait l’en récompenser. Sans doute, parce qu’elle pouvait parfois et désirait montrer beaucoup d’aisance, elle s’était fait reconnaître par moi, et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais c’était une exception et on n’osait plus devant elle prononcer le nom de Swann.