Page:Proust - Albertine disparue.djvu/245

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action, un autre être. Sans doute ils ne savent pas lesquels, n’ont pas l’énergie, n’auraient peut-être pas la possibilité d’arriver à le savoir. Une femme menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer, sans se donner la peine de le changer, des quantités de personnes et, qui plus est, la même, qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée, en face de l’intellectuel sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait sonder et qui n’est pas sans intéresser son intelligence.

Sans être précisément de ceux-là j’allais peut-être, maintenant qu’Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces indiscrétions qui ne se produisent qu’après que la vie terrestre d’une personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au fond, à une vie future ? Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions, autant pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu’on le redoutait tant qu’elle vivait, lorsqu’on se croyait tenu à cacher son secret. Et si ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu’elle n’est plus là pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte si on croyait au ciel. Mais personne n’y croit. De sorte qu’il était possible qu’un long drame se fût joué dans le cœur d’Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle n’avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu’Andrée, qui n’avait pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d’Albertine, me jura qu’il n’y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d’une part, Mlle Vinteuil et son amie d’autre part (Albertine ignorait elle-même ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur de se tromper dans le sens qu’on désire, qui engendre autant d’erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ces choses.