Page:Proust - Albertine disparue.djvu/322

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux d’un gendre qui n’aimait pas les femmes. Tout ce qu’il demandait à sa belle-mère, c’était d’aplanir telle ou telle difficulté entre lui et Gilberte, d’obtenir d’elle le consentement qu’il fît un voyage avec Morel. Odette s’y était-elle employée, qu’aussitôt un magnifique rubis l’en récompensait. Pour cela il fallait que Gilberte fût plus généreuse envers son mari. Odette le lui prêchait avec d’autant plus de chaleur que c’était elle qui devait bénéficier de la générosité. Ainsi, grâce à Robert, pouvait-elle, au seuil de la cinquantaine (d’aucuns disaient de la soixantaine), éblouir chaque table où elle allait dîner, chaque soirée où elle paraissait, d’un luxe inouï sans avoir besoin d’avoir comme autrefois un « ami » qui maintenant n’eût plus casqué — voire marché. Aussi était-elle entrée pour toujours semblait-il, dans la période de la chasteté finale, et elle n’avait jamais été aussi élégante.

Ce n’était pas seulement la méchanceté, la rancune de l’ancien pauvre contre le maître qui l’a enrichi et lui a d’ailleurs (c’était dans le caractère, et plus encore dans le vocabulaire de M. de Charlus) fait sentir la différence de leurs conditions, qui avait poussé Charlie vers Saint-Loup afin de faire souffrir davantage le baron. C’était peut-être aussi l’intérêt. J’eus l’impression que Robert devait lui donner beaucoup d’argent. Dans une soirée où j’avais rencontré Robert avant que je ne partisse pour Combray, et où la façon dont il s’exhibait à côté d’une femme élégante qui passait pour être sa maîtresse, où il s’attachait à elle, ne faisant qu’un avec elle, enveloppé en public dans sa jupe, me faisait penser, avec quelque chose de plus nerveux, de plus tressautant, à une sorte de répétition involontaire d’un geste ancestral que j’avais pu observer chez M. de Charlus, comme enrobé dans les atours de Mme Molé, ou d’une autre, bannière d’une cause gynophile qui n’était pas la sienne, mais qu’il aimait, bien que sans droit à l’arborer ainsi, soit