Page:Proust - Albertine disparue.djvu/96

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braves gens. » En ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu’il allait essayer d’apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine elle-même. Et aussitôt l’idée de cette question que j’aurais voulu, qu’il me semblait que j’allais lui poser, ayant amené Albertine à mon côté — non grâce à un effort de résurrection mais comme par le hasard d’une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les photographies qui ne sont pas « posées », dans les instantanés, laissent toujours la personne plus vivante — en même temps que j’imaginais notre conversation j’en sentais l’impossibilité ; je venais d’aborder par une nouvelle face cette idée qu’Albertine était morte, Albertine qui m’inspirait cette tendresse qu’on a pour les absentes dont la vue ne vient pas rectifier l’image embellie, inspirant aussi la tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de la séparation.

Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineux soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante passées avec la sœur que la mort m’avait réellement fait perdre, puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu’Albertine avait été pour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer aux émotions les plus générales de l’amour m’avait peu à peu persuadé qu’elle était ; alors je me rendais compte que cette vie qui m’avait tant ennuyé — du moins je le croyais — avait été au contraire délicieuse ; aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenant qu’était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n’avait, il est vrai, pas été perçue par moi, mais qui était déjà cause que ces moments-là je les avais