Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/81

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qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges.

— Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens !

— Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.

— Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.

Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs,