Page:Proust - Du côté de chez Swann.djvu/96

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C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute : « C’est la fin, ma pauvre Eulalie », vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme  Sazerin. » (Une des plus fermes croyances d’Eulalie, et que le nombre imposant des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à entamer, était que Mme  Sazerat s’appelait Mme  Sazerin.)

— Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante, qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.

Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites, qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût monter « occuper » ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous