Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/178

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une jeune fille indifférente, insolente, au bord de la mer ; nous avons vu une vendeuse sérieuse et active à son comptoir, qui nous répondra sèchement, ne fût-ce que pour ne pas être l’objet des moqueries de ses copines ; une marchande de fruits qui nous répond à peine. Hé bien ! nous n’avons de cesse que nous puissions expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer, si la vendeuse à cheval sur le qu’en-dira-t-on, si la distraite marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne, d’entourer notre cou de leurs bras qui portaient les fruits, d’incliner sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là glacés ou distraits — ô beauté des yeux sévères ! — aux heures du travail où l’ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes, des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui maintenant que nous l’avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l’amour. Entre la vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de fruits, la crémière — et cette même fillette qui va devenir notre maîtresse — le maximum d’écart est atteint, tendu encore à ses extrêmes limites, et varié par ces gestes habituels de la profession qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d’aussi différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà, chaque soir, s’enlacent à notre cou tandis que la bouche s’apprête pour le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu’elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir est supprimée. Mais on recommence avec d’autres femmes, on donne à ces entreprises tout son temps,