Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/230

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enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment de s’exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s’en excusait auprès des rares amis qu’il laissait pénétrer auprès de lui, et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement : « Que voulez-vous, mon cher, Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage. » Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car, si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des hommes, encore faut-il qu’il y ait des hommes. Si certaines espèces d’animaux résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand il n’y aura plus d’hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré jusque-là, brusquement elle s’éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des divers peuples humains sans l’avoir appris.

Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et, ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars, qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n’étaient pas cela. Quand il parlait de cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se passaient dans son cerveau. Maintenant, c’est comme venus du dehors de lui qu’il percevait une main munie d’un torchon mouillé qui, passée sur sa figure par une femme méchante,