Page:Proust - La Prisonnière, tome 1.djvu/248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vie, ne participant pas à sa vanité et son néant, l’apparence d’individualité réelle obtenue dans les œuvres n’étant due qu’au trompe-l’œil de l’habileté technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d’autres résidus, plus profonds peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils n’allaient pas être durables ; car, dès cette soirée même, mes idées sur l’art allaient se relever de la diminution qu’elles avaient éprouvée l’après-midi, tandis qu’en revanche le calme, et par conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer à lui, allait m’être de nouveau retiré.

Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle. J’allai à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté — aussi richement qu’un laboratoire — de lunettes nouvelles puissantes et compliquées qui, comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses yeux ; il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j’aperçus, minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement subventionnés pour les besognes qu’on y fait, on place une insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus perfectionnés. J’offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa marche. « Ce n’est plus cette fois près du grand Cherbourg que nous nous rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque », phrase qui me parut fort ennuyeuse, car je ne compris pas ce qu’elle voulait dire ; et cependant je n’osai pas le demander à Brichot, par