Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/13

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Charlus, le duc, présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le voir, il se faisait la barbe en chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre ? M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de Doncières à Doville, la dangereuse habitude de se mettre à l’aise et, comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir son énorme front, de desserrer, au début, pour quelques instants seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à son vrai visage ? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel auraient à bon droit étonné qui les aurait entièrement connues. Mais il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs qu’offre son vice l’avait lassé. Il avait instinctivement cherché de nouvelles performances, et après s’être fatigué des inconnus qu’il rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu’il avait cru qu’il détesterait toujours, à l’imitation d’un « ménage » ou d’une « paternité ». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme de la même façon qu’un homme normal peut, une fois dans sa vie, avoir voulu coucher avec un garçon, par une curiosité semblable, inverse, et dans les deux cas également malsaine. L’existence de « fidèle » du baron, ne vivant, à cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les efforts qu’il avait faits longtemps pour garder des apparences menteuses, la même influence qu’un voyage d’exploration ou un séjour aux colonies chez certains Européens, qui y perdent les principes directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution interne d’un esprit, ignorant au début de l’anomalie qu’il portait en soi, puis épouvanté devant elle quand il l’avait reconnue, et enfin s’étant familiarisé avec elle jusqu’à ne plus s’apercevoir qu’on ne pouvait sans danger avouer aux autres ce qu’on avait fini par