Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/135

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qu’elle était censée ne rien savoir de ce qu’il avait dit au violoniste. « Comment ? Tolérer quoi ? » balbutia M. Verdurin, qui essayait de feindre l’étonnement et cherchait, avec une maladresse qu’expliquait son trouble, à défendre son mensonge. « Je l’ai deviné, ce que tu lui as dit », répondit Mme Verdurin, sans s’embarrasser du plus ou moins de vraisemblance de l’explication, et se souciant peu de ce que, quand il se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la véracité de sa Patronne. « Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un personnage flétri, qui n’est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n’ayant cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu’elle le recevait presque chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle, sentant que c’était l’argument qui porterait le plus ; un mois de plus de cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que, sans le Charlus, vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. — Mais je n’avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis bien reconnaissant », murmura Morel les larmes aux yeux. Mais, obligé à la fois de feindre l’étonnement et de dissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s’il avait joué toutes les sonates de Beethoven à la file, et dans ses yeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. « Si vous n’avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C’est un Monsieur qui a une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la police l’a à l’œil, et c’est, du reste, ce qui peut lui arriver de plus heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des apaches », ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme de Duras lui revenait et, dans la rage dont elle s’enivrait, elle cherchait à aggraver encore les blessures qu’elle