Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/171

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon ascendant, je me hâtai de passer à un sujet qui allait me permettre de mettre en déroute Albertine : « Tenez, pas plus tard que ce soir chez les Verdurin, j’ai appris que ce que vous m’aviez dit sur Mlle Vinteuil… » Albertine me regardait fixement, d’un air tourmenté, tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et que j’allais lui dire c’est sur ce qu’était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce n’était pas chez les Verdurin que je l’avais appris, mais à Montjouvain, autrefois. Seulement, comme je n’en avais, exprès, jamais parlé à Albertine, je pouvais avoir l’air de le savoir de ce soir seulement. Et j’eus presque de la joie — après en avoir eu dans le petit tram tant de souffrance — de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je postdaterais, mais qui n’en serait pas moins la preuve accablante, un coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n’avais pas besoin d’« avoir l’air de savoir » et de « faire parler » Albertine : je savais, j’avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie avaient été très pures, comment pourrait-elle, quand je lui jurerais (et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux femmes, comment pourrait-elle soutenir qu’ayant vécu dans une intimité quotidienne avec elles, les appelant « mes grandes sœurs », elle n’avait pas été de leur part l’objet de propositions qui l’auraient fait rompre avec elles, si, au contraire, elle ne les avait acceptées ? Mais je n’eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine, croyant, comme pour le faux voyage à Balbec, que j’avais appris la vérité, soit par Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme Verdurin tout simplement, qui avait pu parler d’elle à Mlle Vinteuil, ne me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu exactement contraire de celui que j’avais cru, mais qui, en me