Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/194

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sager la possibilité, même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle serait insupportable, où on vient d’avoir de la souffrance par la femme qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin, nous n’avons plus le point d’appui de l’habitude, sur laquelle nous nous reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en priver, nous avons donné à la journée présente une importance exceptionnelle, nous l’avons détachée des journées contiguës ; elle flotte sans racines comme un jour de départ ; notre imagination, cessant d’être paralysée par l’habitude, s’est éveillée ; nous avons soudain adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le grandissent énormément, nous rendent indispensable une présence sur laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir compter. Sans doute, c’est justement afin d’assurer pour l’avenir cette présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de nouveau, d’inaccoutumé, et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les premiers effets sont de l’aggraver.

J’avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leur chambre, imaginent, selon les détours capricieux de leur rêverie, la mort d’un être qu’ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu’ils auraient, qu’ils finissent par l’éprouver. Ainsi, en multipliant les recommandations à Albertine sur la conduite qu’elle aurait à tenir à mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que j’avais presque autant de chagrin que si nous n’avions pas dû nous réconcilier tout à l’heure. Et puis, étais-je