Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/216

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Morel. Je me demandai si Léa n’avait pas parlé de lui à Albertine. Les mots de « grande sale », « grande vicieuse » me revenaient à l’esprit avec horreur. Mais, justement parce qu’ainsi la musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa — non plus à Mlle Vinteuil et à son amie — quand la douleur causée par Léa fut apaisée, je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance ; un mal m’avait guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors indistinctes, devenaient d’éblouissantes architectures ; et certaines devenaient des amies, que j’avais à peine distinguées au début, qui, au mieux, m’avaient paru laides et dont je n’aurais jamais cru qu’elles fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu’on découvre seulement tels qu’ils sont une fois qu’on les connaît bien. Entre les deux états il y avait une vraie transmutation. D’autre part, des phrases, distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin, mais que je n’avais pas alors reconnues là, je les identifiais maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait descendu les degrés du sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées familières du musicien. D’autre part, la phrase, qui m’avait paru trop peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des cloches de midi, maintenant c’était celle que j’aimais le mieux, soit que je fusse habitué à sa laideur, soit que j’eusse découvert sa beauté. Cette réaction sur la déception que causent d’abord les chefs-d’œuvre, on peut, en effet, l’attribuer à un affaiblissement de l’impression initiale ou à l’effort nécessaire pour dégager la vérité. Deux hypothèses