Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/220

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« Elle me demanda tout d’un coup si j’aimais les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que Gilberte l’avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec tant de précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre ?) « Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui répondis que oui. » (On aurait dit qu’Albertine craignait que Gilberte m’eût raconté cela et qu’elle ne voulût pas que je constatasse qu’elle me mentait.) « Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C’était étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu’elles n’eussent rien fait, surtout qu’avant cela même, elles s’étaient embrassées dans la voiture au dire d’Albertine.) « Elle m’a ramenée comme cela quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c’est tout. » J’eus beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais, me dominant pour avoir l’air de n’attacher à tout cela aucune importance, je revins à Thomas Hardy. « Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans Jude l’obscur, dans la Bien-Aimée, les blocs de pierres que le père extrait de l’île venant par bateaux s’entasser dans l’atelier du fils où elles deviennent statues ; dans les Yeux Bleus, le parallélisme des tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus où sont les deux amoureux, et la morte ; le parallélisme entre la Bien-Aimée où l’homme aime trois femmes et les Yeux Bleus où la femme aime trois hommes, etc., et enfin tous ces romans superposables les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en hauteur sur le sol pierreux de l’île. Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle : le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l’abbé Barnès s’occupe d’astrologie et d’où Fabrice jette