Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/223

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par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des exemples. — Mais est-ce qu’il a jamais assassiné quelqu’un, Dostoïevski ? Les romans que je connais de lui pourraient tous s’appeler l’Histoire d’un crime. C’est une obsession chez lui, ce n’est pas naturel qu’il parle toujours de ça. — Je ne crois pas, ma petite Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que, comme tout le monde, il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là, il devait être un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d’ailleurs pas tout à fait, qu’on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n’était même peut-être pas la peine qu’il fût criminel. Je ne suis pas romancier ; il est possible que les créateurs soient tentés par certaines formes de vie qu’ils n’ont pas personnellement éprouvées. Si je vais avec vous à Versailles, comme nous avons convenu, je vous montrerai le portrait de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres, et, juste en face, celui de Mme de Genlis qui écrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse d’Orléans, mais la supplicia en détournant d’elle ses enfants. Je reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de l’assassinat a quelque chose d’extraordinaire et qui me le rend très étranger. Je suis déjà stupéfait quand j’entends Baudelaire dire :

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.

Mais je peux au moins croire que Baudelaire n’est pas sincère. Tandis que Dostoïevski… Tout cela me