Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/241

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devenu indifférent. En tous cas, il fallait attendre, pour y songer, que fût guérie la petite rechute qu’avait causée la découverte des raisons pour lesquelles Albertine, à quelques heures de distance, avait voulu ne pas quitter, puis quitter immédiatement Balbec. Il fallait laisser le temps de disparaître aux symptômes qui ne pouvaient aller qu’en s’atténuant si je n’apprenais rien de nouveau, mais qui étaient encore trop aigus pour ne pas rendre plus douloureuse, plus difficile, une opération de rupture, reconnue maintenant inévitable, mais nullement urgente, et qu’il valait mieux pratiquer « à froid ». Ce choix du moment, j’en étais le maître, car si elle voulait partir avant que je l’eusse décidé, au moment où elle m’annoncerait qu’elle avait assez de cette vie, il serait toujours temps d’aviser à combattre ses raisons, de lui laisser plus de liberté, de lui promettre quelque grand plaisir prochain qu’elle souhaiterait elle-même d’attendre, voire, si je ne trouvais de recours qu’en son cœur, de lui assurer mon chagrin. J’étais donc bien tranquille à ce point de vue, n’étant pas, d’ailleurs, en cela très logique avec moi-même. Car, dans les hypothèses où je ne tenais précisément pas compte des choses qu’elle disait et qu’elle annonçait, je supposais que, quand il s’agirait de son départ, elle me donnerait d’avance ses raisons, me laisserait les combattre et les vaincre. Je sentais que ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance. À supposer qu’il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J’étais dans le même esprit de sagesse qui m’inspirait à Balbec, quand, le soir où nous avions été heureux, après la visite de Mme de Cambremer, je voulais la quitter, parce que je savais qu’à prolonger je ne gagnerais rien. Seulement, maintenant encore, je m’imaginais que le souvenir que je garderais d’elle