Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/248

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mise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète. Mais j’hésitais un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m’eût semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur, et toujours le même visage abattu et triste : « Je peux rester tant que vous voudrez, je n’ai pas sommeil. » Sa réponse me calma, car tant qu’elle était là je sentais que je pouvais aviser à l’avenir, et elle recélait aussi de l’amitié, de l’obéissance, mais d’une certaine nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré elle, moitié sans doute pour les mettre d’avance en harmonie avec quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que, tout de même, il n’y aurait que de l’avoir tout en blanc, avec son cou nu devant moi, comme je l’avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez d’audace pour qu’elle fût obligée de céder. « Puisque vous êtes si gentille de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre robe, c’est trop chaud, trop raide, je n’ose pas vous approcher pour ne pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux symboliques. Déshabillez-vous, mon chéri. — Non, ce ne serait pas commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre tout à l’heure. — Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon lit ? — Mais si. » Elle resta toutefois un peu loin, près de mes pieds. Nous causâmes. Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. On peut dire que nous