Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/258

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de commandes que j’avais souvent faites, devait savoir parfaitement. Il était, en effet, inutile que la dame pût par là apprendre indirectement l’adresse d’Albertine. Mais je trouvai trop long de revenir sur nos pas pour si peu de chose, et que cela aurait l’air d’y donner trop d’importance aux yeux de l’imbécile et menteuse pâtissière. Je songeais seulement qu’il faudrait revenir goûter là, d’ici une huitaine, pour faire cette recommandation et que c’est bien ennuyeux, comme on oublie toujours la moitié de ce qu’on a à dire, de faire les choses les plus simples en plusieurs fois. À ce propos, je ne peux pas dire combien, quand j’y pense, la vie d’Albertine était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent contradictoires. Sans doute le mensonge la compliquait encore, car, ne se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m’avait dit : « Ah ! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf », et que, lui ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m’avait répondu de cet air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l’emprunte chaque fois pour un instant dès qu’il ne veut pas répondre à une question, et il ne lui fait jamais défaut : « Ah ! je ne sais pas (avec regret de ne pouvoir me renseigner), je n’ai jamais su son nom, je la voyais au golf, mais je ne savais pas comment elle s’appelait » ; — si, un mois après, je lui disais : « Albertine, tu sais cette jolie fille dont tu m’as parlé, qui jouait si bien au golf. — Ah ! oui, me répondait-elle sans réflexion, Émilie Daltier, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. » Et le mensonge, comme une fortification de campagne, était reporté de la défense du nom, prise maintenant, sur les possibilités de la retrouver. « Ah ! je ne sais pas, je n’ai jamais su son adresse. Je ne vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh ! non, Andrée ne l’a pas connue. Elle n’était pas de