Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/262

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comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières, avec une femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu’accompagnait à tout moment l’appel des trompes d’automobile qui passaient, sur lequel j’adaptais des paroles comme sur une sonnerie militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l’ombre sous les arbres, avec une belle fille ; lève-toi, lève-toi. » Et toutes ces rêveries m’étaient si agréables que je me félicitais de la « sévère loi » qui faisait que, tant que je n’aurais pas appelé, aucun « timide mortel », fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s’aviserait de venir me troubler « au fond de ce palais » où « une majesté terrible affecte à mes sujets de me rendre invisible ». Mais tout à coup le décor changea ; ce ne fut plus le souvenir d’anciennes impressions, mais d’un ancien désir, tout récemment réveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps, un printemps non plus du tout feuillu mais subitement dépouillé, au contraire, de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : Venise ; un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l’allongement, l’échauffement, l’épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d’une terre impure, mais d’une eau vierge et bleue, printanière sans porter de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets, travaillée par lui, s’accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pas plus que les saisons à ses bras de mer infleurissables, les modernes années n’apportent de