Page:Proust - La Prisonnière, tome 2.djvu/32

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constant. « Je sais qu’une œuvre inédite de Vinteuil va être exécutée par d’excellents artistes, et singulièrement par Morel. — Pourquoi singulièrement ? » demanda le baron, qui vit dans cet adverbe une critique. « Notre ami Saniette, se hâta d’expliquer Brichot qui joua le rôle d’interprète, parle volontiers, en excellent lettré qu’il est, le langage d’un temps où « singulièrement » équivaut à notre « tout particulièrement ».

Comme nous entrions dans l’antichambre de Madame Verdurin, M. de Charlus me demanda si je travaillais, et comme je lui disais que non, mais que je m’intéressais beaucoup en ce moment aux vieux services d’argenterie et de porcelaine, il me dit que je ne pourrais pas en voir de plus beaux que chez les Verdurin ; que, d’ailleurs, j’avais pu les voir à la Raspelière, puisque, sous prétexte que les objets sont aussi des amis, ils faisaient la folie de tout emporter avec eux ; que ce serait moins commode de tout me sortir un jour de soirée, mais que pourtant il demanderait qu’on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n’en rien faire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau, et je vis que le sommet de sa tête s’argentait maintenant par places. Mais tel un arbuste précieux que non seulement l’automne colore mais dont on protège certaines feuilles par des enveloppements d’ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques cheveux blancs placés à sa cime qu’un bariolage de plus venant s’ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches d’expressions différentes, de fards et d’hypocrisie, qui le maquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout le monde le secret qu’il me paraissait crier. J’étais presque gêné par ses yeux où j’avais peur qu’il ne me surprît à le lire à livre ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur