Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/103

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mêmes. Pourtant, comme j’aurais fait en partant de l’idée de souveraineté ou de vice qui ne tarde pas à donner à l’inconnu (avec qui on aurait fait si aisément, quand on avait encore les yeux bandés, la gaffe d’être insolent ou aimable), dans les mêmes traits de qui on discerne maintenant quelque chose de distingué ou de suspect, je m’appliquais à introduire dans le visage de l’inconnue, entièrement inconnue, l’idée qu’elle était Mme Sazerat, et je finissais par rétablir le sens autrefois connu de ce visage, mais qui serait resté vraiment aliéné pour moi, entièrement celui d’une autre femme ayant autant perdu tous les attributs humains que j’avais connus, qu’un homme devenu singe, si le nom et l’affirmation de l’identité ne m’avaient mis, malgré ce que le problème avait d’ardu, sur la voie de la solution. Parfois pourtant, l’ancienne image renaissait assez précise pour que je puisse essayer une confrontation ; et comme un témoin mis en présence d’un inculpé qu’il a vu, j’étais forcé, tant la différence était grande, de dire : « Non... je ne le reconnais pas. »

Une jeune femme me dit : « Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux au restaurant ? » Comme je répondais : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme », j’entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter : « ou plutôt avec un vieil homme ». Je sentais que la phrase qui avait fait rire était de celles qu’aurait pu, en parlant de moi, dire ma mère, ma mère pour qui j’étais toujours un enfant. Or je m’apercevais que je me plaçais pour me juger au même point de vue qu’elle. Si j’avais fini par enregistrer comme elle certains changements qui s’étaient faits depuis ma