Page:Proust - Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/17

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variées. Il est vrai que, ces changements nous les avons accomplis insensiblement ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu’entre deux souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d’une originalité spécifique, à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée, où à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Et au passage, je remarquais qu’il y aurait dans l’œuvre d’art que je me sentais prêt déjà sans m’y être consciemment résolu, à entreprendre, de grandes difficultés. Car j’en devrais exécuter les parties successives dans une matière en quelque sorte différente. Elle serait bien différente, celle qui conviendrait aux souvenirs de matins au bord de la mer, de celle d’après-midis à Venise, une matière distincte, nouvelle, d’une transparence, d’une sonorité spéciale, compacte, fraîchissante et rose, et différente encore si je voulais décrire les soirs de Rivebelle où, dans la salle à manger ouverte sur le jardin, la chaleur commençait à se décomposer, à retomber, à se déposer, où une dernière lueur éclairait encore les roses sur les murs du restaurant