Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/221

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garde à l’ours, prends garde à l’ours, qui vient de me déchirer et qui, furieux, va se jeter sur toi ! »

La servante, qui était galicienne, n’eut pas plus tôt entendu ces mots « qui vient de me déchirer et qui va se jeter sur toi », qu’elle crut que c’était une vérité et que je l’avertissais. Saisie d’effroi, elle veut s’enfuir, mais, dans le trouble où elle est, elle marche sur son jupon, tombe, roule par tout l’escalier, renverse le pot-au-feu, brise les plats, et sort dans la rue en criant qu’un ours tue un homme. Quelque diligence que je pusse faire pour lui donner du secours, tout le voisinage était déjà en l’air, demandant où était l’ours. Et, quoique j’assurasse que ç’avait été une erreur de la part de la fille, et que ce n’était rien autre chose que ce que je viens de rapporter de ma comédie, on ne voulait pas me croire. Je ne dînai pas ce jour-là, mes camarades le surent, et toute la ville s’amusa fort de cette aventure. J’en eus plusieurs autres, pendant que j’exerçai la profession de poète et que je restai comédien, mais je ne tardai pas à me voir dans le cas d’abandonner l’un et l’autre.

Des créanciers, sachant que mon entrepreneur avait bien fait ses affaires à Tolède, l’exécutèrent, comme c’est l’ordinaire, je ne sais pour quelles dettes, et le mirent en prison ; au moyen de quoi toute l’association fut rompue et chacun prit son parti. Mes camarades voulurent me conduire à d’autres troupes, mais, pour dire vrai, comme je n’aspirais pas à pareil emploi, que je m’étais mis avec eux uniquement