Page:Quevedo - Don Pablo de Segovie.djvu/87

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très bien la posséder, et j’ai des titres de noblesse très honorables. » Avec ces propos et ces extravagances, nous arrivâmes à Tarragone, où il resta, parce qu’il venait y voir une parente. Je poursuivis ma route, crevant de rire des expédients qui faisaient son occupation.

À quelque distance de là, j’aperçus de loin une mule en liberté, et près d’elle un homme à pied qui, regardant dans un livre, faisait des raies qu’il mesurait avec un compas. Il passait et sautait d’un côté à l’autre, et mettant de temps en temps un doigt sur l’autre, il faisait mille choses en sautant. Je m’arrêtai d’un peu loin pour le considérer, et j’avoue que je le pris d’abord pour un sorcier, de sorte que j’avais quelque peine à me déterminer à passer. À la fin cependant je me décidai, et quand je fus près de lui, il m’entendit. Il ferma aussitôt le livre, et voulut monter sur sa mule. Mais le pied lui glissa en le mettant dans l’étrier et il tomba. Je le relevai, et il me dit : « Je n’avais pas bien pris le milieu de la proportion pour faire la circonférence en montant. » Je ne compris pas ce qu’il disait, mais je me doutai à l’instant de ce qu’il était, parce que jamais femme n’a mis au monde un homme si extravagant. Il me demanda si j’allais à Madrid par une ligne droite ou par une route circonflexe. Quoique je n’entendisse rien à sa question, je lui répondis que c’était par un chemin circonflexe. Ensuite il me demanda encore à qui était l’épée que je portais, et après que je lui eus fait connaître qu’elle m’appartenait, il la regarda